En 2015 , MALTAE proposait cinq petits films, cinq « Portraits d’agricultrices » denviron 10 minutes

autour de cinq exploitations agricoles du Var et des Alpes Maritimes, où 7 femmes, Anne, Isabelle Ivol, Isabelle Besse, Nathalie, Dominique et Marie Hélene, Michèle et sa fille Christelle présentaient 5 facettes du métier, reflétant l’importance des femmes dans le maitien de l’agriculture paysanne de proximité et leur rôle dans la transmission et reprise des exploitations. En PACA, plus de 50 % le sont par des femmes.

Cette constitution d’une archive cinématographique locale , filmée par Philippe Terrail, faisait écho à la grande entreprise nationale filmée dans les années 60-70-80 par Armand Chartier, créateur de la cinémathèque du ministère de l’agriculture qui présenta 13 portraits d’agricultrices dans la série « les Voix ». chartier les voix –

Depuis 2008, MALTAE a régulierement présenté ces films que nous invitons à visionner. L’écart des quarante années de distance donne une profondeur de champ propice à débattre du sujet, dans toute son actualité

A VOIR absolument

Anne a la Brigue https://youtu.be/7iH1VwXgkRM

Isabelle Besse : https://youtu.be/bUS1smTdi8k

Michèle et Cristelle : https://youtu.be/7jxRy_Jnil4

Nathalie à Hyères : https://youtu.be/KUWuc3RcMRM

Dominique et Marie Hélène : https://youtu.be/fpnowvBesaQ?si=jSpHdAlW0EisNrjP

Isabelle Ivol : https://youtu.be/Mt1Oulfw0lw

EN LISANT, EN ECRIVANT

Portraits d’agricultrices de la côte d’Azur

Isabelle la blonde (AMAP « Le jardin d’Isabelle »,  vallée de Sauvebonne, à Hyères)

Michèle et Christelle (Domaine viticole, les Fouques à Hyères )

Dominique et Marie-Hélène (Jardin solidaire du JHADE, à Hyères)

Nathalie (Cocoribio, œufs bio à Hyères)

Isabelle la brune (Maraîchère, « le champ des possibles », au Pradet)

Anne (Fruits rouges à la Brigue, Alpes-maritimes)

Hyères, 2014. La blonde Isabelle déménage sa serre inondée par deux fois dans l’année… Cette fois c’en est trop, même le chien y a laissé sa peau.  Elle s’installe avec Eric, son mari et son fils Jeremy dix kilomètres plus haut dans la vallée de Sauvebonne, dans la Provence verte, et reprend, soutenue par ceux qui sont restés ses fidèles adhérents et amis, son activité de maraichère qui vend des paniers  en AMAP… Les dix kilomètres ont suffi à décourager une partie des clients, elle en perd la moitié ! Eric tombe malade, il se déplace désormais en fauteuil roulant et doit suivre un traitement lourd. Pourtant, chaque jour il parcourt la serre, son chapeau de gardian vissé sur la tête, aidant Isabelle du mieux qu’il peut… Un soir, dans le spacieux ALGECO qui leur sert d’habitation, dans un coin de la serre, ils montrent les photos de l’inondation et commentent. Isabelle essuie quelques larmes. Ils n’ont pas été indemnisés, ni par les assurances, ni par la commune. Un peu de dépit tout de même. C’était assez pour faire craquer les plus solides, mais pas Isabelle. Elle a déjà des projets plein la tête. D’abord le poulailler, cette fois c’est décidé, Jérèm’ va lui en construire un au bout de la serre. Et puis, elle caresse un nouveau rêve : organiser des repas à la ferme. Elle a tellement d’idée de recettes… « Les légumes ? On les a ! Il suffit de se baisser pour les ramasser ! La cuisine, c’est ma passion secrète !». En attendant, il faut écouler les paniers… Dans le bureau de l’AMAP, au milieu des légumes, un appel à la craie sur le tableau noir : « A tous mes adhérents. Je vous lance un défi. Chacun d’entre vous doit trouver au moins un nouvel adhérent pour le mois de janvier. La survie du jardin en dépend. Nous avons perdu plus de la moitié des contrats après l’inondation, il faut absolument trouver du monde. Possibilité de livraison. »

Quand on l’accompagne dans la serre avec la caméra, au ras du sol, en plongée, en contre plongée, pour être au plus près de ses gestes, il ne faut pas attendre longtemps pour qu’elle se redresse et lève vers vous ce regard bleu et serein qui illumine son beau visage clair et enjoué, commentant pour elle-même, avec son accent chantant : « C’est pas le paradis ici ? Quand je regarde mes légumes pousser après tant de travail, pour moi c’est le bonheur ! … Tu sais que je leur parle ?… ». Isabelle est toujours émue quand elle parle de son travail. Sa saison préférée est le printemps.

Chez Nathalie, sur la colline, au pied du col du serre, les poules sont arrivées le 7 mars, avant la fin de l’hiver. Les 380 poules rousses tendent le cou, prudentes, avant de se décider à sortir des paniers et à investir leur poulailler, préparé avec soin, nettoyé et remis à neuf par l’éleveuse bio, créatrice il y a déjà dix ans de Cocoribio.  Nathalie c’est la bretonne qui a découvert le sud. Fille de marin pêcheur, blonde, coupe à la garçonne, visage frondeur, teint clair, mince et musclée, il ne lui manque que le ciré et les bottes pour ressembler à un mousse sorti tout droit de Pêcheur d’Islande. Mais, un cliché peut en cacher un autre, car au premier rendez-vous au poulailler pour le ramassage des œufs dans le poulailler, nous découvrons une Nathalie en short ultra court et moulant, longues jambes nues, bottes et tshirt laissant voir le nombril  et dégageant des biceps musclés! C’est la Nathalie de la photo glamour parue dans le Monde, celle qu’elle expose sur son étal au marché (au cas où on ne la prendrait pas au sérieux !) : « Nathalie Marchal et ses poules aux yeux bio ». Nathalie a deux poulaillers, l’un avec les jeunes poules d’un an, l’autre avec les vieilles poules de deux ans, et distribue 800 oeufs sur le marché et dans le réseau des restaurateurs locaux, jusqu’à Saint Tropez… elle n’en est pas peu fière… il faut dire que ces bons clients avec qui elle a noué une belle relation de confiance aident bien son équilibre financier. C’est seulement aujourd’hui, après dix ans de persévérance qu’elle peut enfin se verser un vrai salaire ! La vraie maison, elle, viendra ensuite. Aujourd’hui elle vit dans un assemblage de mobil homes, agencés comme dans un jeu de construction, au milieu duquel sa fille de dix ans dispose d’une spacieuse chambre-mobil home pour elle toute seule, qui fait des jalouses parmi ses copines.

L’autre Isabelle, la brune du Pradet, est venue en voisine donner un coup de main pour ce jour important. La maman de Nathalie est là aussi, venue de sa Bretagne il y a trois ans pour vivre près de sa fille – et s’occuper de sa petite fille. Les poules ont traversé la France en camionnette pour venir jusqu’ici. Des poules presque bretonnes !

Il y a encore dix ans, la production d’œufs bio était inexistante dans le secteur.

Pour aller chez Dominique, il faut reprendre la route d’Hyères et tourner au chemin des Rougières, après le collège. Là aussi, encore une zone inondable. Sur la terre familiale du grand -père de Marie Hélène, elles ont créé un nouveau jardin public, d’initiative privée : le JHADE, « jardin d’Hyères, d’aujourd’hui et demain » est bien plus qu’un jardin partagé. Le stress de la ville bruyante s’estompe à la limite du jardin, sans barrière… on franchit le seuil d’un « petit paradis ».

Suivre Dominique dans le jardin avec une caméra est un vrai parcours du combattant,  parce que l’on ne veut pas perdre une miette de ce qu’elle nous explique de son travail, immergée parmi des centaines de variétés improbables de plantes et de fleurs (toutes comestibles !) : lentisque, bourrache, cristophine, chouchou, chayotte, onagre, chénopode bon henri, curcuma, buddleia, spirée, consoude, escholtzia, prunus, lavatère, camphrier, monnaie du pape, concombres kiwano, combo et tanga, effleurie, zinnia, cosmos, scorsonère, sauge de sclarée, bignonia, pourpier, moha, calendula, tomate vrille zébra, cosmos sulfureux, courge cougourde, bugle rampant…

Ronde et maternelle, sa belle chevelure blanche lui fait un casque d’argent. Quand Dominique s’enveloppe dans son poncho, le teint hâlé par le soleil du sud, on la prendrait pour une campesina de la cordillère des Andes. Sa générosité a fait du Jhade un lieu d’accueil et de partage, mais aussi de méditation et de réflexion. Sa figure rayonne bien au-delà du plaisir épicurien de la joie de vivre procurée par ce rapport à la nature, son extase parle de spiritualité et de son lien avec le cosmos car Dominique a une haute idée de l’agriculture et des lois qui la régissent. Sa vie est réglée par les astres, et le « calendrier des semis » de Maria Thun donne tout son sens au travail du jardin. Autant Dominique est extravertie, expansive, volontiers polémique et engagée dans son combat contre l’immobilisme généralisé, autant Marie-Hélène est fluette, effacée, avec un petit visage étroit et un mince filet de voix qui peine à se faire entendre lors des assemblées et des repas partagés sous la serre du jardin, dominés par les coups de gueule et les éclats de rire de Dominique. Le sourire de Marie-Hélène reflète la douceur et la bienveillance, et on la croirait volontiers inébranlable, à l’opposé de la volubile et rugissante Dominique, prompte à s’effondrer au premier revers, avant de repartir vers un nouveau combat. Marie-Hélène cultive avec constance le jardin de l’association dont les produits sont destinés à la vente. Elle est la gardienne et le pivot du jardin, sans s’en prévaloir et n’en laisser rien paraître. Se disperser, ça n’est pas son genre, elle laisse cela à Dominique qui ne tient pas en place. Elle nous entraîne dans sa voiture pour la filmer un peu partout : dispensant une formation d’hortithérapie dans une Epadh perdue du centre Var ou animant un stage de biodynamie itinérant chez des agriculteurs du département. Moisson de savoir, d’images champêtres et de rencontres.

Cet étrange couple semble fonctionner à merveille, et les désaccords qui effleurent ne font que confirmer ce que chacun pense : l’une ne va pas sans l’autre.

Aujourd’hui, ils sont douze au jardin à enterrer les cornes de vache remplies de bouse ; Rien de risible, ni d’ésotérique : il ne s’agit pas d’un rite de secte, mais la formation en biodynamie qui, depuis un an, rassemble agriculteurs et agricultrices de toute la région PACA. « Pour créer du lien », comme le dit Dominique qui dirige la formation. Et nous ne pouvons nous empêcher de penser qu’une des raisons d’être de notre film est aussi de créer du lien entre nos agricultrices. Yves, ingénieur agronome, lit un des enseignements de Rudolph Steiner (la bible de Dominique), avant de repartir prendre soin de ses 20 hectares de vigne, à 5 km de là.

Le domaine des Fouques est lové à l’entrée de la vallée des Borrels, « le premier Borrel », petit coin de Provence verte de cette immense commune littorale. Yves et Michèle y ont démarré le métier de viticulteurs en 1987, après avoir dirigé d’autres exploitations, et transmettent leur domaine à leur fille Christelle et son mari. Malade depuis de longues années, Michèle les a quittés cette année-là, à la fin des vendanges. Nous avions filmé un long entretien de Michèle et Christelle, où furent évoqué son passé de militante au Larzac, la Conf’, son combat à la Chambre d’Agriculture, dans diverses associations paysannes dont l’association varoise  « Défense des terres fertiles », les travaux de la vigne, les années de gel et les pertes subies, l’élevage des volailles et le gîte rural – quand la diversification devient une nécessité – la situation des femmes dans l’agriculture, la transmission, etc. Autant de sujets qui lui tenaient à cœur. Christelle n’a pas vraiment choisi ce métier; elle a fait sur le tard sa formation d’œnologie et agrandit le domaine avec les vignobles exploités par Jacques, son second mari, un ancien garagiste reconverti en viticulteur bio. Leurs enfants (quatre filles !) seront la troisième génération concernée par le devenir de leurs terres, subissant de plein fouet le changement climatique à venir dans l’agriculture littorale.

Timide et réservée devant la caméra, Christelle attend les questions. Elle répond de façon scolaire, peu habituée aux développements et aux explications. Et pourtant, c’est bien elle qui administre le domaine aujourd’hui, reprenant la suite de Michèle. Yves est toujours présent, mais il passe la main, petit à petit. Sa tête léonine et chenue et sa nonchalance lui donnent un faux air de châtelain et la belle demeure bourgeoise en surplomb des vignes est à son image. Il trône parfois derrière le comptoir de la boutique où l’on vend les œufs et le vin du domaine. Christelle est épaulée par Jacques, et leurs trois ouvriers agricoles. Nous suivons pas à pas les travaux et les jours dans la vigne. La taille en janvier, le débourgonnage en mai, les vendanges fin août et début septembre, la mise du jus de raisin en cuve, la fermentation du vin, la visite de l’oenologue et la mise en bouteille. Biodynamie oblige, les agriculteurs qui participent au stage de Dominique se déplacent un dimanche au domaine des Fouques pour mélanger le compo de bouse avec du basalt et des coquilles d’œuf. Sous l’œil expert d’Yves, on enterre le compo puis on le recouvre de cannes.  Il sera répandu dans quelques mois afin de dynamiser la vigne.

Anne est venue de bien plus loin ; elle non plus, n’avait pas vraiment choisi ce métier : « Les conseillers d’orientation me disaient qu’en tant que fille plutôt petite, maigrichonne et intellectuelle, il valait mieux que je fasse de longues études plutôt que de l’agriculture». Pourtant, à 25 ans, la voici chef d’une exploitation biologique à La Brigue, petite commune à l’extrême Nord Est de la région, à la frontière de l’Italie, à 1100 M d’altitude. Elle a équilibré son projet entre poules pondeuses et petits fruits rouges : fraise, framboise rouge et blanche, groseille, cassis, mûre, baies d’amélanchier, qu’elle transforme en sirop, confiture, coulis, sorbet, les longues journées d’hiver. 11000 m 2 achetés par « Terre de Liens », tout un symbole de la participation citoyenne à cette aventure de la reconquête de l’agriculture dans nos départements littoraux.  Rémi, son compagnon le revendique : ils cultivent pour les littoraux, réservant la moitié de leur production aux biocoop et Amaps de Nice et Antibes…

En venant de Nice, il faut passer en l’Italie à Vintimille, pour revenir vers la vallée de la Roya. Quelques dizaines de kilomètres tortueux en direction du Mercantour. A la Brigue, on quitte la route principale pour une route étroite qui serpente en montant à travers bois. En arrivant au bout de la route, on croit être arrivé, mais il faut continuer à pied le long  du sentier pierreux qui monte vers la montagne. On aperçoit enfin la jolie petite maison de pierre au détour du chemin, et le terrain pentu qui descend vers la rivière en contrebas. Nous sommes accueillis par une bande de joyeux drilles, qui nous filment dès notre arrivée. De jeunes woofers sud coréens, hilares dès qu’on brandit notre caméra pour les filmer à leur tour. Ils parcourent le monde pour faire un film destiné à redonner le goût de l’agriculture aux jeunes de leur pays. On échange dans un anglais approximatif, globalisation oblige. Deux polonaises passent en robes légères. Des woofeuses de retour d’une écovillage en Espagne. Anne et Rémi se sentent un peu envahis, mais les woofers aident au travail, intense en juillet, mois de la récolte. Anne est une comédienne née. Dès les premiers mots, on sent qu’elle est faite pour la caméra. Volubile, gaie et pétillante, elle s’anime, parle avec ses mains, mime, ponctue ses phrases de petits rires spontanés. On rêve de la voir jouer la comédie, son charme et sa pétulance la rendraient irrésistible. Quand elle imite les clientes bobos qui ignorent tout des différentes espèces de fraises, avec gestes et ton précieux – «On veut de la Mara, nous on ne veut que de la Mara ! »- elle improvise un sketch devant nous sans même s’en rendre compte. « Il y a tellement de fraises différentes, en texture, en arôme, en couleur. Si je ne devais faire qu’une seule variété de fraises je m’ennuierais ! Je fais des essais pour retrouver des variétés anciennes.» Rémi, commente leur association avec philosophie : « Elle est le porteur de projet, je suis le porteur d’eau ! Elle a les diplômes, elle a fait les stages et je l’accompagne du mieux que je peux. Dans ma génération, l’essentiel des projets sont menés par des femmes et suivis par leur compagnon. L’administratif est devenu très important pour une installation, et les femmes sont bien meilleures que les hommes dans ce domaine !» Il fait le gros œuvre, tout ce qu’Anne ne sait pas faire : menuiserie, plomberie, électricité, entretien, réparations.

Dans l’atelier de transformation, Anne remue le sirop qui cuit dans la marmite, posée sur un réchaud par terre. Elle remplit les bouteilles et colle les étiquettes. « En moyenne sur l’année, nous travaillons chacun 70 heures par semaine. » En été 12 heures par jour, en hiver 8 ! Et pourtant, Rémi trouve le temps d’aller jouer à la fanfare du village et Anne suit des cours de yoga : « Pour mon dos », dit-elle.

Isabelle la brune retourne la terre de son terrain, – 1,5 hectares dont elle cultive un hectare – (un terrain mis à disposition par la mairie) : « Acheter de la terre dans la région, c’est inabordable. En plus, elle est rare, parce que les propriétaires la stockent pour la passer en constructible, comme autour de mon terrain. Je suis entouré de friches qui ne servent à rien. Ici je suis en zone inondable, c’est pour ça que j’ai facilement obtenu un bail avec la mairie, puisque mon terrain est non constructible ! ».

Un brave chien, Touko, ramassé en piteux état sur le bord de la route et qu’Isabelle a fait soigner, deux ânes, Azène et Loulou, huit chats qui ont investi la serre, et six poules rousses. Ce sont les seuls compagnons d’Isabelle durant ses longues journées de travail en solitaire. Le joli petit chalet planté à l’entrée du terrain n’est pas son habitation. Elle ne peut pas construire ni habiter sur son terrain et loue un appartement dans la commune voisine de La Crau.

Dans sa première vie, Isabelle était documentaliste. Depuis 7 ans, elle travaille avec acharnement à cultiver tomates, poivrons, courges, salades, fruits et légumes de saisons, des fraises et une belle collection de courges et potimarons. Elle le reconnait, elle vit plus de la transformation que de la vente des produits frais.

Poursuivant la vente sur les marchés, en magasins bio et parfois cantines scolaires, elle a commencé cette année la vente directe sur le terrain, afin d’y concentrer le maximum de son temps et de son énergie… le bouche à oreilles fait le reste … Mieux qu’un panneau, l’étal des courges explose de couleurs dès l’arrivée sur son terrain. Si la première Isabelle est d’une blondeur éclatante avec un teint laiteux, la seconde a de longs cheveux d’un noir intense et la peau brune d’une femme du sud. Susceptible et farouche. Ses traits réguliers semblent défier la caméra, changeant d’expression selon l’angle de vue. Tantôt gênée, tantôt renfrognée, et l’instant d’après riante, comme pour effacer la première impression. Isabelle est une râleuse et n’assume pas toujours son côté pessimiste, qui est sa façon à elle de se révolter contre le sort.

Si l’on avait le temps, on pourrait faire des portraits parallèles des deux Isabelle. Elles semblent être des contrastes parfaits. Isabelle la blonde revendique la solitude, Isabelle la brune s’en plaint. Isabelle la blonde vit entourée des siens, sa famille est toute son affection. Isabelle la brune, à quarante ans passés, n’a pas d’enfant et son compagnon ne partage pas son métier. Isabelle la blonde fréquente rarement ses collègues agricultrices, elle est heureuse et s’épanouit sur son carré de terrain. Isabelle la brune passe ses journées seule sur son terrain, mais elle est active, militante, et entretien de nombreuses relations professionnelles. Qu’est donc cette solitude dont elles nous parlent  tous les deux ?

Un mardi au Pradet, jour du marché des producteurs locaux : la rencontre d’Isabelle la brune avec sa mère devant la caméra.  La mère parle de sa fille. Son visage triste qui dissimule une inquiétude.  Impression de gêne en visionnant les rushs, de deviner dans le non-dit une histoire familiale. Nous n’en saurons pas plus.

La force d’Isabelle est de compenser le manque par le travail et l’acharnement. Elle donne l’impression d’une lutte solitaire contre la terre. Comme Isabelle la blonde de l’AMAP, comme Dominique du Jardin solidaire, ce sont trois femmes que l’on voudrait spontanément aider. C’est ce qui nous rapproche d’elles.

Isabelle la brune est radieuse. Elle reçoit aujourd’hui sur son terrain des amis agriculteurs pour la « Journée des semences paysannes ». Dominique est venue, poussant sa mère âgée dans un fauteuil roulant. Après une présentation des participants, on entame vite une discussion. Dominique apporte son témoignage : «Dans notre jardin nous avons relancé des cultures traditionnelles locales, notamment la patate douce d’Hyères, l’artichaut d’Hyères, le poivron d’Hyères, la chicorée amère. Par contre en ce moment je ne fais plus grand-chose à cause du sanglier !  Nous sommes en ville et avec la nouvelle directive de l’Europe on ne peut pas utiliser des fusils. A Hyères la municipalité n’a qu’une cage à mettre à la disposition de tous les agriculteurs ! »

Isabelle intervient : « Nous à la Conf’ nous avons quelqu’un qui fait partie de la commission chasse. Je pense qu’il faut se regrouper et que c’est aux syndicats d’intervenir  au niveau des politiques. Il y a deux ans j’avais récupéré une peau de sanglier que j’avais brûlée et répandu sur le terrain et je suis restée tranquille pendant un an et demi ! ça peut être ne solution en attendant mieux.»

La jeune agronome du GRAB (Groupement de recherche en agriculture bio) introduit cette journée et présente le travail accompli pour la réintroduction des variétés anciennes. Tous sont ici pour découvrir les poivrons et les aubergines de variétés anciennes d’Isabelle et sont priés de noter dans le détail leur évaluation sur la fiche qui leur est distribué. C’est une journée d’étude, chacun prend la chose très au sérieux. On s’égaille sur le terrain pour examiner poivrons et aubergines, les toucher, les goûter, les apprécier. Isabelle, peau brune, large chapeau de paille troué à la Robinson Crusoé et tshirt rose, guide avec ravissement ses invités le long des lignes de poivrons rouge et jaune.

L’été est là. Isabelle la blonde, la solitaire, sort enfin de la serre. Elle est installée près de son étal sur la route de Hyères, sous des parasols multicolores. Les tomates et les courges de toutes les couleurs s’amoncellent, elle se tient fièrement derrière la caisse. Eric, sur son fauteuil, lui tient compagnie. Nous sommes tellement habitués à les voir dans la serre que cette sortie au soleil semble à une renaissance. Les voitures stoppent, les gens se pressent à l’étal, les conversations animées avec les clients, le soleil qui baigne la scène. Enfin du mouvement ! Eric sur son fauteuil s’affaire en tous sens, Isabelle a mis une robe d’été, lunettes de soleil. Elle rayonne.

Dominique tempête au téléphone : « Viens dès que tu peux au jardin avec ta caméra ! ».  . Un quart d’heure plus tard nous sommes sur les lieux. Les sangliers sont revenus, ils ont saccagé le jardin Nous filmons. Dans le potager, la terre est retournée, criblée de trous. Il ne reste rien des poivrons, aubergines, choux, pommes de terre et courgettes. Marie-Hélène ne pourra pas faire ses paniers, le manque à gagner est important. Grand moment de découragement.  

Le mardi, halte au marché bio du Pradet. Le nouveau maire a organisé un buffet sur la place pour faire connaître le minuscule « marché des producteurs », dont les deux piliers sont Nathalie et Isabelle la brune. Les quatre producteurs présents essayent de faire bonne figure devant le staff municipal au grand complet. Le maire parade et discute avec le représentant de la chambre d’agriculture. Il se penche inquiet vers son adjointe, une grande blonde BCBG en robe à fleur, pour savoir « qui a payé pour les produits présentés sur le stand ? ». Nous filmons discrètement l’échange. L’adjointe le rassure : « Ce sont les producteurs qui offrent gracieusement leurs produits !». Sourire de soulagement du maire. Isabelle et Nathalie posent devant l’objectif du photographe officiel, grignotant des carottes bio d’un air désabusé.

Le groupe de la biodynamie au complet, emmené par Dominique, se déplace  aujourd’hui à Cagnes-sur-mer dans les Alpes-Maritimes, chez un couple d’agriculteurs installé à la sortie de la ville, sur la route de Vence. De retour du Québec où ils étaient exploitants agricoles, ils démarrent le maraîchage sous serre et ambitionnent de faire de leur jardin un lieu d’échange artistique. Une étrange sculpture en bois accueille le visiteur dès l’entrée. Visite de leur terrain où les serres sont disposées en étage sur la pente. Incroyable variétés de plantes. Ils distribuent généreusement des boutures aux leurs visiteurs mi intrigués mi fascinés. Le physique de Tartarin et la faconde de l’agriculteur qui nous reçoit nous impressionnent. Il est catégorique : depuis qu’il dynamise ses légumes, ils ont doublé de volume. Dans la serre, nous filmons des choux aux proportions impressionnantes. L’enthousiasme se communique immédiatement à tous. Anne est descendue de sa montagne pour se joindre au groupe. La bio c’est bien, mais la biodynamie c’est mieux, et elle a décidé de sauter le pas. Elle rencontre pour la première fois Dominique, Yves et Isabelle la brune.