Le patrimoine industriel des Bormettes
A l’occasion des Journées Européennes du Patrimoine, venez découvrir la formidable double histoire industrielle des Bormettes samedi 16 septembre de 10h à 12h à La Londe les Maures avec l’ ODT
Cette visite que MALTAE conduit de manière informelle depuis les rencontres du paysage des Bormettes de 2001 a pris cette année une reconnaissance plus institutionnelle et est assurée par l’ Office du Tourisme de La Londe les Maures, au catalogue duquel elle figure en bonne place dans les nouveautés. le circuit de 2h vous fera marcher dans les pas des ouvriers de la mine et de l’usine de torpilles Schneider des Bormettes. Mêlant histoire et littérature, cette visite vous plonge dans la vie de ces travailleurs grâce à la lecture d’extraits du roman »Les Javanais » de Jean Malaquais accompagnées d’images d’archives de la mine et du quartier des Bormettes.
Pour connaitre toutes les visites organisées par l’ ODT pour les journées du patrimoine cliquez sur le lien suivant :
A noter dans ce riche programme l’offre complémentaire de deux visites samedi 16 septembre à 9h et 10h30 de la mine de l’ Argentière, le plus important gisement de zinc d’Europe de la fin du XIXème siècle.
cette visite d’une ancienne galerie d’exploitation vous plongera à la fois dans l’univers des mineurs modernes et des premiers exploitants à l’origine du toponyme l’Argentière.
Alors que fin juin, le théâtre des Bormettes était baptisé officiellement » Théâtre Jean Malaquais », en présence de son épouse, il devenait indispensable de présenter ce patrimoine littéraire in situ. Pour tout connaitre sur cet auteur magistral et ce roman étonnant, consultez le site de la société des amis de Jean Malaquais Société Jean Malaquais – Découvrir le monde avant qu’il ne disparaisse
le numéro 14 à paraitre en septembre 2023 des cahiers Jean Malaquais publiera le travail universitaire de Louis Delaune consacré au roman « les Javanais »
Vladimir Jan Pavel Malacki, dit Jean Malaquais, né le à Varsovie et mort le à Genève, est un romancier et essayiste d’origine polonaise et d’expression française. De son nom complet « Malacki Wladimir Jan Pavel Israël Pinkus », Jean Malaquais est d’origine juive. wikipedia.org
On ne peut que recommander la lecture de sa correspondance avec André Gide et de son roman « Planete sans visa » qui se déroule à Marseille dans les années 40 et que ses admirateurs considèrent clairement comme son plus grand livre. Sorti dans l’indifférence générale, il témoigne du caractère précurseur de Jean Malaquais dont Norman Mailer disait dans sa préface que » Jean Malaquais s’était toujours arrangé pour avoir un demi-siècle d’avance sur la sensibilité de son temps » ….
Pour revenir aux Bormettes, alors que s’ouvre en cette année 2023 une troisième histoire industrielle sur le site de l’ancienne usine de torpilles, il peut être utile de relire ce qu’ écrivait en 2006 l’historienne Odile Jacquemin sur la fabuleuse double histoire industrielle du site, dans sa thèse de doctorat d’histoire culturelle » Histoire d’un paysage entre terre et mer de 1748 à nos jours »
L’industrie en rade d’Hyères : de la mine des Bormettes en 1885 à l’implantation d’une usine d’armement des Schneider en 1910
« Un deuxième chapitre de l’évolution du paysage de ce hameau hyérois va s’écrire entre le dernier quart du XIXe siècle et le début du XXe siècle, faisant du site des Bormettes le lieu emblématique de la diversité des mises en valeur du territoire qui s’expérimentent sur le littoral varois. Le site va ainsi condenser sur cette période une double histoire industrielle d’une échelle portée internationale.
Le château des Bormettes est le témoin d’une double mutation de paysage atypique du développement de la Côte d’Azur. Dans cet espace traditionnellement réservé à la villégiature, il accueille une exploitation du minerai de plomb argentifère, transformant un domaine agricole et une première villégiature parisienne en un des plus importants sites miniers d’Europe lequel donnera naissance à une ville minière.
Grand homme d’affaire marseillais, administrateur de la compagnie de la Grande Combe, Victor Roux, confirmant ainsi l’appartenance de la campagne hyéroise à l’identité de la Côte d’Azur, en tant que jardin de l’Europe industrielle, tout en formulant une relation ville-campagne spécifique avec Marseille, équivalente à celle qui se développe avec Lyon, par exemple par l’intermédiaire de la création à Giens, de l’hôpital maritime Renée Sabran des Hospices civils de Lyon.
A peine plus de vingt ans se sont écoulés entre l’obtention par Victor Roux d’une concession de mines de plomb, argent et autres métaux connexes en 1885 et l’arrivée depuis les chantiers navals de La Seyne, par voie de mer, de « l’Ile aux Torpilles », appelée encore Batterie des Maures, en 1907, exploit technique qui fait « la une » des revues de l’Illustration et de Science et Vie en 1909. De la première, résultera un complexe minier où près de mille personnes travaillent en 1890 ; de la deuxième, une usine militaire qui emploie encore plus de 300 personnes travaillaient encore dans les années 1990.
Le lieu énonce ainsi, par l’histoire de son sous-sol, son appartenance au massif géologique et géographique des Maures, et par son histoire militaire maritime, sa relation à Toulon. L’histoire du site, elle, illustre la richesse de l’entre-deux de la région hyéroise en condensant à la fois un des principaux épisodes de l’histoire minière des Maures et une aventure industrielle directement liée à l’histoire militaire de Toulon. Au croisement des sources riches et variées qui documentent l’histoire du paysage hyérois, concernant notamment la reconquête de la place tenue par son histoire maritime, le site des Bormettes apparaît comme un lieu emblématique pour mettre en évidence sur la longue durée, au fil des ans, le caractère précurseur et de terre d’accueil de l’innovation dans l’art d’aménager le territoire.
De la mise en valeur agricole au XVIIIe siècle à la mise en valeur touristique et environnementale du XXe, le site écrit presque à lui tout seul le chapitre de l’histoire industrielle hyéroise dont la valeur patrimoniale n’émerge qu’au croisement de l’histoire minière des Maures, de celle industrielle des salines et de celle militaire de la rade directement liée à celle l’histoire toulonnaise. L’acquisition de ces 295 ha à Hyères par l’industriel marseillais s’inscrit en effet dans le mouvement général des mutations foncières du XIXe siècle, où l’investissement national et international prend le relais des appropriations de la bourgeoisie locale du XVIIIe siècle[1].
Sous le second Empire, on assiste à une diversification des activités de mises en valeur, jusqu’alors restées dans le domaine de l’agriculture. L’industriel toulonnais Girard acquiert en 1848 les anciennes pêcheries pour en faire de modernes salines industrielles. Quelques kilomètres plus loin, deux entrepreneurs marseillais engagent en 1857 une exploitation de carrière de grès qui cache en fait une exploitation de cuivre, à Cap Garonne. Le conseiller général Sabran et le médecin Vidal, propriétaires des plus grands domaines viticoles du pays, s’associent pour créer à Giens le premier hôpital marin à la fin des années 1890.
D’une grande personnalité, ce propriétaire, administrateur des mines de la Grande Combe, aventurier de l’industrie, en 1885, va exploiter sur un ancien domaine agricole, une des plus importantes mines argentifères d’Europe. Contre l’opinion qui ne voyait dans les filons des Bormettes, déjà connus depuis l’Antiquité, qu’un cabinet de minéralogie impropre à toute exploitation industrielle, Victor Roux investit d’importants capitaux et réussit donc à exploiter le filon de l’Argentière de 1885 à 1908, filon dont le minerai est expédié par voie maritime. En effet, grâce à l’appontement de 90 m de long construit sur la plage de l’Argentière, les chalands de 300 tonneaux peuvent accoster près du site. En 1899, le mouvement du port est estimé à 50 000 tonneaux et de 1885 à 1907, 161 500 tonnes de zinc sont produites par la Société anonyme des Bormettes.
Le puits principal de la plage de l’Argentière descend à 600 m sous le niveau de la mer, devenant un site phare de l’exploit scientifique et technique. Les pompes fonctionnent jour et nuit et en 1890, plus de 900 personnes dont 240 enfants, travaillent à la mine.
En 1897, une fonderie est créée, pour donner de la valeur ajoutée et traiter le minerai directement sur le site. Elle a une capacité réduite et le gros de la production est toujours acheminé sur Anvers et les ports des mers du Nord. La construction de la fonderie inventera dans le paysage du littoral hyérois une figure atypique du paysage industriel, surnommée « la cheminée couchée » – titre assez bien parlant sur sa forme -. Elle décline à nouveau à cette date une des recherches de la modernité technique et architecturale de l’adaptation au site et du savoir-faire de construire avec la pente, comme adaptation méditerranéenne de l’art de bâtir.
En 1899, deux autres filons sont mis en exploitation, au nord de la commune, à la Rieille, sur la commune de Collobrières, à 15 km de la mine de l’Argentière, et au Verger. Le chemin de fer Decauville relie huit fois par jour le village au port, aux mines et à la fonderie. En 1901, La Londe a quadruplé sa population de 1885 et accède au statut de commune.
A partir de là, l’histoire minière des Bormettes disparaît du paysage hyérois ; après l’année 1900 où les actions cotées en bourse atteignent une valeur record, l’activité périclite malgré la diversification des minerais. C’est dans ce contexte que commence le deuxième chapitre de l’histoire industrielle du site des Bormettes, avec l’implantation des Schneider qui peut déjà se lire comme une première conversion.
On notera en préalable combien cet épisode si important fut de courte durée ; il n’est pas sans rappeler les installations d’usines à soude des îles, témoignant d’une exploitation minière d’un territoire où la rentabilité du sol ne « s’inquiète » pas encore de protection de la ressource et d’aménagement durable. Une similitude avec les grands hôtels de Costebelle dont la démolition d’après-guerre dénote la même accélération du rythme du renouvellement urbain.
En 1904, et compte tenu précisément de l’histoire de la rade d’Hyères, Schneider s’intéresse de près au site des Bormettes : les ateliers du Creusot ont mis au point un nouveau type de torpilles pour lesquels il n’existe encore aucun champ de tir. Le ministère de la Marine incite Schneider et Cie à construire une batterie d’essais de lancement en Méditerranée, où l’absence de marée rend les essais sous-marins plus aisés que dans la Manche. Initialement prévue à l’extrémité de la batterie de Léoube, la solution première idéale étudiée par l’ingénieur Perinelle du Creusot est l’acquisition de la propriété de M. Vidal, en rade d’Hyères, mais elle nécessite un trop gros capital C’est en effet un des plus riches domaines viticoles de la région. Trois autres solutions sont étudiées : l’acquisition du Château de Bertrand, dans le golfe de Saint-Tropez, la recherche d’un terrain entre les Bormettes et les Salins d’Hyères, ou dans la presqu’île de la Croisette, à Cannes. La seule solution viable pour les besoins de la station expérimentale du lance-torpilles apparaît être la création d’un îlot artificiel qui sera construit selon les procédés Hennebique aux chantiers navals de La Seyne.
Finalement, pour l’usine, la récupération de la ferme Roux pour installer des ateliers de construction permet d’allier les avantages des fonds de la rade d’Hyères avec la protection des vents d’Est par le cap de Léoube, l’abondance de l’eau douce disponible et surtout « à proximité de Toulon et protégé contre une attaque de l’ennemi par les défenses du camp retranché de Toulon ».
A la veille de la guerre, les Schneider décident de fabriquer les torpilles sur place et construisent l’immense halle de 10 000 m2. Une usine destinée à fournir l’électricité est installée en bord de mer et l’un des deux appontements de la mine sert à acheminer les torpilles. C’est à cette époque que se construit également l’usine de Saint-Tropez.
L’aménagement du site de l’usine compose avec ses données naturelles et commence par le détournement du cours du Maravenne qui le borde. On note l’emprunt au vocabulaire traditionnel du domaine dans le tracé d’une allée monumentale de palmiers et de platanes, depuis l’ancienne route de Brégançon jusqu’à la grille de l’usine. La maison du directeur, elle, se loge en front de mer dans une ancienne villa balnéaire.
Une cité ouvrière est édifiée sur le modèle de celles construites par les Schneider dans leurs diverses installations du Creusot ou de Normandie, entre 1912 et 1920. Une première tranche de construction édifie deux maisons de contremaître à 12 000 F l’une et huit maisons de deux logements de 3 pièces à 9 000 F l’une. Au terme de la deuxième phase, la cité accueille 11 maisons de cadres, et 103 maisons d’ouvriers sont construites en deux temps dans un habitat en bande, structuré à partir d’une place avec salle des fêtes, école, coopérative alimentaire, bureau de poste, boulangerie et café associatif, le bar de l’Etoile, toujours en fonctionnement. Les maisons sont équipées d’eau courante, d’un appentis abritant un lavoir individuel, et d’un jardin ouvrier privé. Ce confort est tout à fait exceptionnel pour l’époque, et aujourd’hui encore, la cité des Bormettes apparaît comme un petit coin de paradis, alliant le caractère d’un coron du Nord et d’une place provençale, l’ambiance rurale populaire de ses jardins ouvriers et l’avantage d’une situation à quelques mètres de la mer. Un accord entre le ministère de la Défense et la municipalité a permis le rachat des maisons par leurs locataires dans les années 1990 et la cité des Bormettes est aujourd’hui l’âme des anciens de l’usine. Bien vivante et malgré la démolition d’une des bandes bâties, la plus détériorée, la cité des Bormettes reste un des rares témoignages du logement ouvrier industriel en littoral varois.
Une ferme faisait partie des équipements de la cité Schneider dénotant cette conception de la cité ouvrière comme reconstruction d’un monde à part, ville dans la ville, recomposant son propre équilibre ville campagne à l’intérieur du projet social patronal. Elle était implantée sur les terrains de l’actuel camping Miramar. Une laiterie fournissait du travail à une grande partie des épouses d’ouvriers et approvisionnait la coopérative où les employés dépensaient une part convenable de leur salaire, selon le système en vigueur chez les Schneider. En 1920, la société double la ligne du chemin de fer Decauville de la mine et construit sa propre ligne métrique, directement relié celle du chemin de fer du littoral.
Ainsi, à partir de 1912 jusqu’à 1933, date à laquelle la société des Mines des Bormettes est dissoute, dans un littoral caractérisé par un paysage de grands domaines viticoles et de début d’urbanisation balnéaire, cohabitent en front de mer et au bord du Maravenne, un carreau de mine aux installations imposantes et une usine qui a étendu jusqu’au territoire marin son espace industriel de manière tout à fait novatrice. Cet étonnant concentré de l’histoire industrielle varoise est relaté dans un roman qui fut un succès à son heure, Les Javanais de Jean Malaquais. L’auteur, juif polonais d’origine, né Jan Malacki, que Gide et Trotsky n’ont pas hésité à comparer à Céline ou Rabelais, obtint le prix Renaudot en 1939 pour son roman où il dépeint admirablement, dans un style enlevé et vert, la coexistence des deux univers sociaux contrastés, celui de la dure condition des mineurs, entassés dans leurs baraquements et « sans crédit à la double pesée, et celui des employés modèles de la compagnie, Bigorneau Fils et Cie, qui fabriquaient des machines qui explosent sous la mer (…) la compagnie leur avait fait construire des maisonnettes blanchies à la chaux… »
Le château des Bormettes témoigne encore de cette constante de l’histoire où se déplacent, se recomposent et s’échangent les occupations d’édifices et les noms des lieux témoins de leur renouvellement. Comme les toponymes des Vieux Salins et de la vieille ville qui s’inventent en opposition aux salins neufs et à la ville neuve, le nouveau château Bormettes confisque son appellation au premier qui devient par déduction le château Horace Vernet. Le nouveau château se bâtit au début du siècle, sur le modèle du Château Talabot de Marseille.
A partir de l’installation du directeur de la mine dans le nouveau château, l’ancienne propriété d’Horace Vernet donne lieu à une reconversion étonnante qui ajoute encore à la densité historique de ce site. Georges Herbert, officier de la Marine qui passe pour être l’inventeur de l’éducation physique, y installe avec son épouse une colonie de jeunes à la limite de la secte dont le mode de vie hygiéniste tient de la vision de la nature de Rousseau et de l’expérience sociale de Proudhon, de l’héritage de la colonie agricole, de la discipline militaire et du sanatorium. La Palestre est une institution qui se charge de l’éducation des jeunes filles. Elle s’inscrit dans cette histoire des explorations de lieux de vie collective. L’expérience de La Palestre s’ajoute à la typologie de celles que le paysage hyérois décline sur les axes croisés de l’accueil et de l’éducation dans le domaine de l’exploration des dimensions sanitaire et sociale des ressources du site.
C’est ainsi que Georges Herbert devient une des personnalités marquantes de l’histoire hyéroise, au même titre que le docteur Vidal, le belge François Fournier (cf. III/19) ou encore Olivier Voutier. Cet épisode contribue à illustrer ce que la présence de la Marine apporte au site et combien son enrichissement spécifique s’est effectué en y croisant des atouts naturels du site. Il situe et localise dans l’histoire du paysage hyérois cette étape fondamentale du rapport des sociétés à la nature, avec la naissance du sport et de l’éducation physique[2]. Il la place aux confins du rivage, sur la rade d’Hyères, dans ce mouvement qui fait aller de la mer à la terre, via la Marine nationale, ses bâtiments, ses officiers et ses aspirants des bateaux-écoles de la rade, puis sur la plage, avant de se diffuser dans les salles de gymnastique.
L’épisode de la palestre de Georges Herbert aux Bormettes, et la place que prend la marine dans la diffusion des sports de plein air donne un contexte à la diffusion des colonies de vacances et des campings de l’entre-deux-guerres. Ils donnent à l’image convenue d’une invention des modernes autour de la piscine, de la salle de gymnastique et de la salle de squash de la villa Noailles un cadre global social et culturel où la gymnastique se pratique sur les plages et dans les jardins. Cette relecture contextualisée montre que l’innovation de Mallet-Stevens consiste surtout à inscrire dans un programme architectural la réalité d’une pratique déjà en usage, reflétant un changement de mentalité, une donnée de l’air du temps.
Après la guerre, avec l’évolution de l’armement, l’usine se convertit dans la fabrication d’armes. Nationalisée en 1936, elle devient propriété de la DCN[3] et continuera la fabrication d’armes jusqu’à sa fermeture en 1993. De même, à cette époque, le château Horace Vernet accueillit l’école des transmetteurs de la Marine et fit l’objet d’un agrandissement, avec le bâtiment de l’Astrolabe. Il rejoint le patrimoine des Postes et Télécommunications, et enfin, celui de France Télécom.
Avant-guerre, la révolution industrielle marque son passage dans le paysage littoral hyérois avec une collection de traces aussi peu conventionnelles que l’énumération ci-jointe :
- un puits de mine de 600 m de profondeur,
- un chemin de fer dissocié de l’infrastructure des circulations urbaines,
- une cheminée couchée,
- une île artificielle en béton, premier récif artificiel,
- une usine électrique,
- une halle métallique de 9 000 m2,
- une cité ouvrière avec des maisons avec eau courante, jardinets, un théâtre, une coopérative et une ferme ouvrière,
- une allée monumentale de platanes et palmiers.
Dans cette configuration de ville dans la ville, le site des Bormettes reproduit ce trait identifié pour Hyères, d’être une ville bâtie dans un jardin de bord de mer.
Comme l’ouvrier de l’arsenal, l’ouvrier des Schneider est à la fois paysan et pêcheur. Construire des bateaux fait partie du loisir communautaire des ouvriers de la cité. Chaque année une régate est organisée avec la flotte de la Marine, dont les ouvriers de chez Schneider sortent rituellement gagnants, au prix d’un entraînement quasi militaire qui a lieu le matin avant l’heure du pointage à l’usine. La cité possédait un kiosque à musique où la fanfare de l’usine jouait régulièrement. Il était, dit-on, de bon ton d’être musicien pour se faire embaucher chez Schneider.
Dans le guide de l’architecture du XXe siècle de Bertrand Lemoine, un seul édifice à Hyères est répertorié, la villa Noailles, mais aucun patrimoine industriel n’est référencé.
Cet épisode de l’histoire du paysage hyérois, un parmi les dix douzaines du corpus établi, est une des articulations déterminantes de ce travail qui contribue à en définir la nature de recherche / action. Il illustre le mieux l’enjeu théorique et pratique du propos, au moins à quatre niveaux :
L’objet premier de cet épisode est donc de restituer à l’histoire urbaine d’Hyères, aujourd’hui cantonnée pour le XIXe siècle à celle de ses jardins et à son histoire de ville climatique, balnéaire et touristique, un chapitre particulier, totalement amnésié, d’une histoire industrielle, avec les attributs classiques de ses usines, de ses espaces de travail, sur terre et en mer, et de ses logements ouvriers. Cette reconquête de l’histoire industrielle hyéroise a été réalisée grâce aux modalités non conventionnelles de l’exercice historique. Il nous a fallu appliquer la transgression des bornes géographiques et des bornes périodiques. En effet, c’est seulement dans la double annexion du territoire de La Londe, en tant qu’ancien quartier d’Hyères et dans la reconquête de la mer, comme prolongement indissociable de l’espace géographique terrestre, qu’il devenait possible de redonner à la Marine sa place d’acteur principal de l’aménagement du territoire et à la mer celle de territoire de l’expansion industrielle.
Notre deuxième parti pris fut de poser l’outil de l’histoire du paysage et de l’histoire longue dans sa différence à la collecte et l’inventaire de morceaux de patrimoine de plus en plus nombreux, de plus en plus diversifiés. Il s’agit bien pour l’historien de reconstruire un sens, non pas à partir des seules traces encore visibles en inventoriant l’existant, mais de faire aussi ressurgir des héritages fondamentaux amnésiés et invisibles dans la seule observation du présent. Instrumentaliser l’histoire au projet, revient à poser que seule l’archéologie du paysage et la mise en évidence de ses structures cachées, peut aider à lui donner sa véritable dimension prospective dans une finalité d’inscrire le projet de développement dans une trajectoire identitaire.
En troisième lieu, notre investissement culturel sur les Bormettes a voulu pour une fois remonter la course des « trop tard » et prendre la forme, non pas d’un travail d’historien autonome, en toute indépendance des décisions en cours, mais se situer dans le cours de l’action, qui était, en 2000, d’empêcher la disparition des traces industrielles pour une reconversion touristique dans un projet de Club Med. Cette destruction était déjà engagée puisque l’Ile aux torpilles venait d’être rasée dans sa partie visible, sur l’initiative de la Marine nationale, en raison des dégâts « paysagers » causés à la vue sur la rade des nouveaux propriétaires anglais du vignoble du château de Léoube.
Notre travail d’histoire sur les Bormettes a voulu être un exercice appliqué du propos de cette thèse, instrumentaliser l’histoire au projet urbain ; nous en avons fait une démonstration sous la forme d’une contre-expertise, dans un rapport intitulé Expertise pour une réévaluation du patrimoine des Bormettes, diffusé à tous les décideurs à tous les échelons territoriaux, jusqu’à la présidence de la République par la boite aux lettres côté jardin de la résidence d’Etat au Fort de Brégançon. La carte à réfléchir sous forme d’utopie diffusée lors des journées du patrimoine fut le point de démarrage pour mobiliser l’ensemble des acteurs en présence et entreprendre une réappropriation collective autant locale que nationale de cette réévaluation d’un patrimoine posé en terme de paysage résultant de l’histoire des hommes en industrie dans leur territoire. La vente du site militaire des Bormettes par la MRAI[4] n’a pas eu lieu, le rivage de la rade d‘Hyères n’a pas accueilli de nouveau Club Med. Aujourd’hui un silence qui pousse à l’extrême vigilance entoure le devenir des vingt hectares retirés de la vente. On sait seulement que la privatisation de la DCN a enlevé le site des Bormettes au portefeuille de la Marine et que la nouvelle société privée héritière du patrimoine national aurait manifesté jusqu’à présent son intention de conserver le site pour son activité.
En quatrième point, ce travail illustre la proposition théorique sur le paysage outil de formation au paysage, puisque depuis quatre ans avec le concours de nombreuses institutions, dont le centre des Archives de l’IFA et de l’écomusée du Creusot de l’Ile aux torpilles, nous construisons un édifice emblématique reconstitué grâce aux archives, pour évoquer la question du statut et du devenir des archives du paysage, et identifier une valeur patrimoniale à un élément du paysage dans sa valeur d’archives et son potentiel pédagogique.
Dans la filiation de nos travaux de 1993/1994 de maîtrise d’histoire de l’art consacrés aux fontaines du Var, utilisés comme point d’émergence et entrée pour la vulgarisation dans l’histoire scientifique et technique de la conquête de l’eau au XIXe siècle, l’Ile aux torpilles est ici le point d’émergence de la grande épopée du béton armé, des techniques d’ensouillage des ouvrages côtiers artificiels, etc… Sa situation en mer, son statut d’île artificielle et celui d’ouvrage d’art en béton armé sont utilisés dans sa capacité à relier à la fois des sujets, des époques et des territoires. L’île devient une entrée fascinante pour rappeler combien la mer sert de lien et redonne la compréhension des choses ; c’est l’histoire de l’Ile aux torpilles qui redessine la cohérence territoriale depuis le creux Saint-Georges de Saint Mandrier où les sous-marins Schneider sont construits, jusqu’à la Côte des Maures en passant par les chantiers navals de la Seyne où Hennebique la construisit. L’Ile aux torpilles illustre une des dimensions patrimoniales que nous avons attribuée au paysage, dans ses capacités de lien non seulement entre le territoire marin et le territoire terrestre mais aussi entre deux états, entre deux secteurs, le tourisme et le social, entre deux époques, le passé et le présent.
L’histoire des Bormettes nous a permis également d’aborder une des facettes du patrimoine paysager, non négligeable, le patrimoine littéraire qui réunit les textes d’auteurs connus inspirés par les qualités des paysages existants, mais également toutes les sources qui peuvent nous permettre de restituer des paysages disparus. Le roman Les Javanais est aujourd’hui devenu avec nos photographies la seule trace du restaurant de l’usine tant envié par les ouvriers de la mine.
Emblème encore, l’Ile aux torpilles permet d’ouvrir le débat pour poser des questions, vieux principe pédagogique actif : dire qu’il y a plusieurs points de vue sur le paysage. Faut-il détruire l’Ile aux torpilles parce qu’elle serait une verrue dans le paysage, ou au contraire, comme le pont basculant de La Seyne, le classer comme patrimoine du XXe siècle, en tant que témoin de cette histoire de l’industrie ? La question ne se pose plus puisqu’elle a été détruite mais justement son histoire intègre sa destruction et devient cas d’école pour poser la question d’un patrimoine bien plus fondamental, en matière d’aménagement du territoire, celui de la part de décision laissée au corps social, au citoyen, dans le débat du patrimoine.
« Patrimoine portes ouvertes toute l’année 2001 » fut une opération qui rejoint notre propos de donner l’occasion aux habitants du lieu en particulier et aux publics en général, d’entrer dans la question du devenir du site, en se réappropriant non seulement son histoire comme patrimoine mais son futur par une implication d’acteurs.
L’inscription de cette usine dans le programme des Journées Européennes du Patrimoine des 16 et 17 septembre 2001 (cf. le Monde du 16 septembre 2001), dont le thème était celui du patrimoine industriel, montre que l’intérêt de ce site au titre du patrimoine n’a peut-être pas été assez documenté et mis en valeur pour que les projets des repreneurs potentiels se l’approprient et en tirent parti. Témoignage architectural d’un système constructif de type Eiffel, ce sont les qualités d’implantation qui font aussi la valeur patrimoniale de l’usine des Bormettes, offrant en front de mer un volume bâti immense que la loi Littoral ne permettrait plus de construire aujourd’hui, la situant tel un poste avancé en rade d’Hyères, point nodal de l’héritage industriel et technique d’innovation au cœur d’un futur grand site marin, dont l’identité territoriale est celle de réserve naturelle.
L’usine Schneider, témoin unique du passé industriel et militaire devenue base d’armement s’apprêtait à être démolie dans la parfaite ignorance et inconscience tant des élus hyérois que des élus londais : les premiers parce qu’il ne s’agit pas d’Hyères, les autres, plus déchirés dans leur corde sensible, forcément attachés au passé de ce lieu qui est aussi un peu le leur. On doit y ajouter la parfaite indifférence des services de l’Etat, en l’occurrence, le ministère de la Défense qui semblait peu se soucier de sa valeur de patrimoine national devant l’évaluation foncière des trente hectares en vente, ainsi que les ministères de la Culture et de l’Environnement, ni consultés ni concernés dans cette vente.
L’évaluation de la manière dont allait être bradée ou vendue ces vingt hectares de littoral, à nos yeux d’une valeur inestimable, transpose à l’aménagement du territoire la démonstration de Boris Cyrulnik sur les conditions historiques de « l’impunité du crime », à propos de l’existence des camps de concentration. La parcellisation de la responsabilité ne rend personne coupable, chacun faisant ce qu’il a à faire, en sa bonne conscience et en l’obéissance du règlement, redevable de la seule bonne exécution de son travail.
Ainsi l’histoire du paysage des Bormettes, reconstituée dans sa linéarité depuis l’occupation des moines de la Chartreuse de la Verne jusqu’à l’état d’abandon de la friche d’aujourd’hui témoigne de cette braderie, dans une dilution totale de responsabilité, des qualités d’un paysage littoral acquises sur des siècles de mise en valeur, Elle fait écho à cette responsabilité collective évoquée par Alphonse. Canessa dans « Ainsi vivait on à Porquerolles » à propos de l’épisode de la disparition de la vue sur le phare de Porquerolles. « Ne sommes-nous pas tous coupables ? »
[1] En 1844, un autre Roux, également marseillais, avait acquis l’ancien bois communal, soit 4 000 ha de la forêt des Maures. Le Suisse Divernois, lui, avait racheté à Aurran dès 1824 les marais asséchés du Ceinturon.
[2] Et dans la filiation desquels il faut comprendre les récents projets d’Ecole de rugby pour la conversion de l’usine des Bormettes.
[3] Direction des constructions navales.
[4] Mission de réalisation des actifs immobiliers.